Cauchemar en cuisine Ces violences que les futurs cuisiniers apprennent à taire

Laura El Feky
Publié le 16-12-2025

En bref

  • Injures, brûlures, humiliations, harcèlement sexuel.
  • Longtemps banalisées dans la restauration, certaines violences commencent dès la formation.
  • Dans les lycées hôteliers, des ateliers tentent aujourd’hui de briser ce “cauchemar en cuisine”.
Cuisine professionnelle vide après le service, symbole des violences banalisées en restauration. crédit : CIDJ
L'association Bondir.e multiplie les ateliers de sensibilisation pour faire évoluer les pratiques en cuisine, dans un secteur en pleine pénurie de main-d'œuvre Crédit : CIDJ
Lucille, cheffe pâtissière, a rejoint l'association Bondir.e et assiste à son premier atelier en tant qu'observatrice Crédit : CIDJ
En libre accès sur France TV, la série Bistronomia raconte l'histoire de 3 jeunes passionnés de cuisine qui, lassés d’un milieu dur et élitiste, rêvent de rêvolutionner le milieu de la gastronomie. Crédit : France TV

Violences en cuisine : “on nous apprend que se brûler, c’est normal”

Les injures, les violences sexistes et sexuelles, le harcèlement ou le bizutage… « Les gens savent que le milieu de la restauration peut être difficile, mais ils pensent avant tout au rythme ou au coup de feu en cuisine. Jamais personne ne s’imagine que, parce qu’on a raté une cuisson, on puisse se faire brûler parce que le chef nous jette une sauce brûlante sur le bras ou être enfermé dans la chambre froide juste pour rigoler », dénonce Lucille, cheffe pâtissière depuis sept ans. Membre de l’association bondir.e, elle assiste ce jour-là à un atelier de prévention en tant qu’observatrice avant de pouvoir les animer elle-même auprès d’élèves en écoles hôtelières. Dans ce milieu, elle constate que « la violence est très courante » et c’est cette réalité qui l’a poussée à s’engager. Julia Demon, cheffe cuisinière à Lille et également membre de l’association, prévient : « beaucoup de ces violences sont banalisées. On a l’impression que c’est normal et qu’il ne faut pas trop se plaindre. C’est justement pour ça qu’on intervient dès l’école : beaucoup de gens ont vécu ces situations-là et les reproduisent ensuite à leur tour ». Elle se souvient, à ses débuts, qu’« en plein coup de feu en cuisine, le chef pouvait balancer tout ce qu’il avait sous la main. Dans un bureau, un manager ne lancerait pas son ordinateur au milieu de la pièce ! À l’époque, je me disais que c’était la pression et qu’on n’avait pas été à la hauteur ». Même constat à l’école hôtelière, où les élèves entre eux « se donnaient des coups de torchon ». « C’était considéré comme normal, regrette-t-elle. Alors que ça n’a rien à faire dans le cadre du travail.» Lucille, elle, se remémore un formateur qui lui disait, en préparant des croissants aux amandes : « si tu plonges les croissants dans le sirop brûlant sans gants, tu vas te brûler, mais tu iras plus vite. » En clair, « on nous apprend que se couper ou se brûler, c’est normal et c’est comme ça qu’on devient rapide. Mais on devrait pouvoir apprendre à être efficaces dans des conditions de sécurité ». Pour elle le problème vient de là : « on nous inculque que ce qui compte, ce n’est pas notre intégrité physique. Alors on finit par ignorer les signaux d’alerte. »

Repérer les violences en cuisine dès la formation

Une matinée durant, dans une salle du lycée Jean Drouant, à Paris, les bénévoles de l’association bondir.e animeront un atelier de sensibilisation auprès des participantes du dispositif Des étoiles et des femmes, qui forme des femmes éloignées de l’emploi aux métiers de la cuisine. L'objectif : les alerter sur les violences, y compris sexistes et sexuelles, les plus répandues dans la profession, à partir de situations réelles. Les exemples projetés au tableau parlent d’eux-mêmes : « après deux mois à subir le comportement agressif du chef, il me dit : ‘j’espère que mes remarques de connard te feront progresser’, « tous les jours le chef me demandait d’aller chercher la machine à défriser le persil, l’échelle pour monter les blancs, à chaque fois que je revenais toute l’équipe rigolait et je me sentais humiliée » ou encore « viens chez moi, on passe la nuit ensemble et on reparle de ton contrat demain matin ». Le harcèlement sexuel d’ambiance fait aussi partie des sujets abordés : « mes collègues passent leur temps à faire des blagues de cul entre eux. Tout est propice pour sexualiser, mimer des pratiques ou faire des blagues qui me dégoutent… je ne suis pas visée mais ça me met mal à l’aise. ». À travers ces situations, les bénévoles souhaitent aider les futurs cuisiniers et cuisinières à mettre des mots sur ces violences et à rappeler les sanctions prévues par la loi. Pour Julia Demon, « c’est malheureux car à chaque intervention dans les écoles, on entend de nouveaux témoignages ». Ce jour-là, l’une des participantes confie qu’au cours d’un stage, le chef s’était permis de lui « masser les épaules ». Un geste qu’elle avait trouvé déplacé, mais qu’elle n’avait pas osé contester sur le moment. En cuisine, il y a de « la pression » et de « la promiscuité », mais ça ne justifie en rien certains comportements, selon Julia Demon. Le secrétaire général de l’association Bondir.e, Samy Benzekri, rebondit : « en cuisine, on utilise des expressions comme « Chaud ! », « Devant ! » pour éviter de se gêner, mais il n’y a pas de raison de toucher quelqu’un, ni de le prendre par les hanches pour le déplacer ». Les bénévoles en profitent pour rappeler les mécanismes de la violence : isolement physique ou psychologique, dévalorisation, peur, inversion de la culpabilité (« c’est de ta faute si je me mets en colère », « tu prends tout mal »), menace et impunité, quand l’auteur fait tout pour que la parole de la victime ne soit pas entendue. « Si un cuisinier travaille mal, on révise les bases, on change la tâche, on peut envisager une sanction disciplinaire. Mais rien ne justifie de le frapper, de le violenter, de le brûler, ni même de lui crier dessus », insiste le chef cuisinier Samy Benzekri. 

Restauration : connaître ses droits pour se protéger au travail

« Dans le milieu, une des choses les plus banalisées, ce sont les horaires de dingue, pointe Lucille. On fait des journées de 12, 16 voire 18 heures et on n’est payé que 7 heures ». Pour les membres de l’association, la méconnaissance des droits des salariés reste un problème central. « En formation, connaître ses droits fait très peu partie des programmes, déplore Samy Benzekri. Très peu de personnel de la restauration sont syndiqués, alors qu’à l’inverse, beaucoup de patrons le sont ». Un déséquilibre qui se répercute directement dans les conditions de travail selon lui, puisque « ce sont eux qui négocient les conventions collectives ». « La nôtre n’a pas changé depuis 1997, ajoute-t-il. D’habitude, les conventions collectives protègent mieux les salariés que le Code du travail. Dans la restauration, c’est l’inverse. Les heures supplémentaires, par exemple, ne sont pas rémunérées de la même manière que dans d’autres secteurs. La convention collective est moins favorable et en plus elle n’est pas toujours respectée. Face à la pénurie actuelle de main-d’œuvre, avec « près de 200 000 postes à pourvoir dans le secteur », Samy Benzekri veut aussi rappeler que les employeurs ne détiennent plus toutes les cartes. Souvent il y a cette pression, à tort : « attention, si tu refuses, tu ruines ta carrière, c’est un petit milieu ». Pour lui, la situation devrait s’inverser : « les restaurants où ça se passe mal devraient être ceux qui craignent de ne plus réussir à recruter ». Et Julia Demon de conclure : « c’est un superbe métier, avec des endroits merveilleux où la cuisine est bien faite, dans un cadre bienveillant. Il faut en parler. »

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