Réseaux sociaux #SkinnyTok : quand TikTok remet la maigreur au goût du jour

Caroline Féral Palma
Publié le 01-05-2025

En bref

  • La tendance #SkinnyTok glorifie la minceur extrême par la promotion de régimes drastiques, la publication de slogans culpabilisants et l’usage de filtres trompeurs.
  • Coincés dans des bulles de recommandations, les jeunes se trouvent ainsi exposés à des contenus de plus en plus extrêmes.
  • Soignants et spécialistes tirent la sonnette d’alarme face à l’explosion des troubles du comportement alimentaire.
SkinnyTok
La tendance #SkinnyTok sur les réseaux sociaux Crédit : TikTok
Anorexie boulimie info écoute
Besoin d'aide ? Appelez le 09 69 325 900 Crédit : ATRT Paris

Un retour en force du culte de la maigreur

Depuis quelques semaines, c’est la nausée. Sur TikTok, les vidéos placées sous le hashtag #SkinnyTok valorisent la minceur extrême, en prônant la perte de poids rapide et les régimes drastiques. Le phénomène touche aussi Instagram, où refont surface des contenus similaires à ceux du très controversé « thigh gap challenge » des années 2010. Pour mémoire, il s’agissait alors d’exhiber un espace visible entre les cuisses, en se tenant debout, pieds joints : cet « écart cuisses » devenant alors un critère distinctif de la silhouette « idéale ». En 2025, ce sont plus de 40 000 vidéos de corps affinés, à grand renfort de filtres, qui échappent à toute modération pour délivrer des conseils pour sauter des repas et valoriser des messages culpabilisants comme « eat small to be small » (mange peu pour rester mince) ou  « you're not a dog, you don't need a treat » (tu n'es pas un chien, tu n'as pas besoin de friandise). Comme dans les années 2010, cette « trend » (tendance) touche principalement les adolescentes, en présentant la maigreur comme un idéal de beauté à atteindre à tout prix. Et ce qui la rend particulièrement insidieuse, c’est sa propension à s’approprier les codes du mouvement « body positive ». Mouvement qui milite a contrario pour l’acceptation et l’appréciation de tous les types de corps humains. De quoi en perdre la raison. « Le mouvement body positive a été récupéré par les influenceuses prônant la minceur extrême et s’est dilué dans une pensée majoritaire », explique Michaël Stora, psychologue et psychanalyste spécialisé dans les usages numériques chez les jeunes. 

Si le discours se veut inclusif, il perpétue des injonctions à la minceur : il faut avoir « confiance en soi », mais aussi « se reprendre en main ». Et Michaël Stora d’ajouter que « nous restons dans une société où le culte de la minceur est une caisse de résonance du regard porté sur les femmes. » Cette tendance s’inscrivant comme une (in)digne héritière de dérives plus anciennes : dans les années 1990, « l’heroin chic » glorifiait des mannequins trop maigres aux traits malades. Au début des années 2000, le mouvement pro-ana (pour pro-anorexie) faisait des ravages sur des forums dédiés aux « thinspirations » (des photos de corps très maigres). #SkinnyTok reprend donc tous ces codes, mais sous une forme moderne de « lifestyle » : des hashtags dédiés, une culpabilisation omniprésente, une grossophobie systématique, des injonctions à la maigreur et des conseils dangereux pour y parvenir, le tout amplifié par la viralité des réseaux sociaux. Ces vidéos insistent sur l’importance de la discipline, suggérant que ne pas être mince relève d’un manque de contrôle de soi : « Si tu ne peux pas contrôler ce que tu manges, qu’est-ce que tu contrôles ? ». Pour Stora, « l’image de soi photographiée devient existentielle : si elle n’est pas postée, elle n’existe pas. » Chez les adolescents, en pleine construction identitaire, ces contenus peuvent déclencher ou aggraver des troubles du comportement alimentaire (TCA).

Focus

Les troubles du comportement alimentaire (TCA) en quelques chiffres

600 000 jeunes touchés en France

+30 % de cas depuis la pandémie de Covid-19

3 principaux TCA : anorexie, boulimie, hyperphagie boulimique

Anorexie : 1 à 2 % des adolescents (surtout entre 13 et 17 ans)

Boulimie : jusqu’à 28 % des adolescentes (début vers 19-20 ans)

Hyperphagie boulimique : 3 à 5 % de la population (hommes et femmes)

2ème cause de mortalité chez les 15-24 ans (après les accidents de la route)

Risque de suicide élevé : jusqu’à 20 % chez les anorexiques, 35 % chez les boulimiques

Mais comment ces contenus prolifèrent-ils aussi rapidement ? Par contournement de la modération. Les hashtags se trouvent volontairement modifiés (#anarexy au lieu de #anorexie), quand d’autres semblent inoffensifs (#healthy, #wellness, #skinnycheck). « Les modérateurs se concentrent sur les contenus explicites : armes, violence, pornographie... pas sur ceux qui promeuvent discrètement l’anorexie », relève Michaël Stora. Les créateurs de contenus, souvent eux-mêmes en souffrance, contournent les règles dès qu’un hashtag est bloqué, entraînant un jeu du chat et de la souris. Le psychologue souligne qu’il demeure essentiel « d’intensifier la modération humaine, car les IA ne saisissent pas la subtilité des discours », mais le volume colossal de contenu quotidien rend cette tâche difficile. « Les plateformes ne veulent pas investir suffisamment pour protéger les adolescents », déplore-t-il encore. L’algorithme aggrave la situation, facilitant la diffusion de contenus problématiques. TikTok comme Instagram enferment les utilisateurs dans des bulles de filtre algorithmiques liées à leurs interactions. Ainsi, une personne s’arrêtant sur quelques vidéos liées à la perte de poids s’en verra proposer encore davantage, créant une spirale de recommandations. Ces « algorithmes toutous » cherchent à plaire, mais enferment dans des spirales extrêmes, appelées « terriers de lapin ». En quelques clics, on passe de conseils de sport à des vidéos prônant 800 calories par jour. Un simple visionnage partiel de trois secondes suffit à signaler un intérêt, renforçant ainsi les recommandations.

Focus

Soutien et écoute : qui contacter ?

Ligne anorexie boulimie info écoute : un service d'écoute et d'information dédié aux troubles des conduites alimentaires pour les patients, familles, proches, professionnels.

Numéro anonyme et non surtaxé : 09 69 325 900

Du lundi au vendredi, entre 16h00 et 18h00

Plus d’infos : www.reseautca-idf.org, www.ffab.fr, www.fna-tca.org 

 

Cette mécanique favorise la normalisation de pratiques dangereuses (jeûnes, restrictions drastiques, exercices compulsifs) et l’isolement dans des chambres d’écho où les contre-discours peinent à émerger. Face à cette situation, Michaël Stora recommande de « lancer des contre-feux » en faisant intervenir des professionnels pour sensibiliser aux dangers de ces contenus. Et c’est ce que Charlyne Buigues, infirmière spécialisée en TCA, a entrepris. En avril 2025, elle a posté sur internet la pétition « Stop #SkinnyTok : des vies en danger ! », récoltant 26 000 signatures, de quoi alerter les autorités françaises. Depuis, l’Arcom et la Commission européenne ont été saisies. Car si ces contenus ne sont pas dangereux pour tout le monde, leur exposition répétée peut aggraver des troubles comme l’anorexie, la boulimie ou l’hyperphagie boulimique chez des adolescents vulnérables. Les TCA représentent la deuxième cause de mortalité prématurée chez les 15-24 ans en France, avec une prévalence en forte hausse depuis la pandémie. Le Dr Hugo Saoudi, psychiatre à la Fondation Santé des Étudiants de France (FSEF) et membre de la Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB), rappelle que « même sans pathologie déclarée, ces contenus nourrissent l’insatisfaction corporelle, l’anxiété et la dépression. » Les messages culpabilisants et les montages « avant/après » détruisent l’estime de soi et renforcent l’obsession de l’image et du poids. « Le risque est dose-dépendant : plus on y est exposé, plus l’impact est important », précise-t-il. Si les demandes de soins explosent depuis 2020, les effets des tendances actuelles ne seront réellement mesurables qu’avec du recul, car « un trouble alimentaire met en moyenne trois ans et demi à se manifester » rappelle le psychiatre. Le Dr Saoudi insiste sur la nécessité de développer l’esprit critique, la prévention, et l’éducation aux médias. Comprendre aux contenus diffusés sur les réseaux sociaux. #SkinnyTok n’étant pas un phénomène isolé, mais l’extension d’une longue histoire de glorification de la minceur et d’objectification du corps des femmes. Et le médecin de nuancer en rappelant que les réseaux sociaux ont aussi des vertus pour aider à développer des passions, à s'informer et à créer du lien. Autrement dit, sans étroitesse non pas de corps, mais d’esprit…
 

Focus

Les conseils du Dr Hugo Saoudi

Aux jeunes : Même si les parents ne comprennent pas toujours l’univers numérique, il faut en faire des alliés. Ils ont une autre expérience de la vie, des ressources utiles et peuvent aider. Discuter entre amis peut aussi aider à relativiser certains contenus. Enfin, il faut apprendre à écouter son ressenti : si une vidéo met mal à l’aise ou pousse à se faire du mal, il ne faut pas hésiter à la signaler à l'algorithme et à chercher des contenus plus bienveillants, qui font du bien.

Aux parents : Plutôt que d’interdire les réseaux sociaux, mieux vaut accompagner leur usage. Parlez avec vos enfants de ce qu’ils voient, vérifiez les infos ensemble, et encouragez leur esprit critique. Soyez attentifs à leur comportement : mangent-ils à leur faim ? Ont-ils de l’énergie pour sortir, bouger, voir leurs amis ? Vous pouvez être leur bouclier protecteur face aux contenus toxiques.

Aux enseignants : Les tendances en ligne alimentent souvent les discussions en classe. Il est donc utile de s’y intéresser et d’être à la page. Face à des idées reçues ou des discours influencés par les réseaux, il est préférable d’ouvrir le dialogue, d’apporter des repères concrets, et d’orienter si besoin les élèves vers des ressources fiables ou vers leurs parents.

Parler, échanger et communiquer régulièrement sur ce qui circule en ligne permet de mieux comprendre, de prendre du recul, et d’éviter que le trouble ne s’installe en silence.

Nous rencontrer Nous rencontrer

Le réseau Info jeunes est accessible à tous les publics (collégiens, lycéens, étudiants, salariés, demandeurs d'emploi...) mais aussi à leurs parents, à leurs enseignants et à tous les travailleurs sociaux. L'accès est libre et gratuit.