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Illettrisme en milieu professionnel : réapprendre à lire et à écrire

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Illettrisme : réapprendre à lire et à écrire pour faire évoluer sa vie professionnelle

S’insérer dans l’emploi en ne maîtrisant pas l’écriture, la lecture et le calcul paraît impensable aujourd’hui. Pourtant, environ 1,4 million de salariés en France se trouvent en situation d’illettrisme. Un frein certain pour l’évolution professionnelle, mais pas une fatalité. Il est possible de réapprendre ces savoirs essentiels.

« Avoir réappris à lire et à écrire m’a complètement métamorphosée, confie Aline Le Guluche. Retourner à l’école une fois adulte, c’est la liberté ». En France, 2,5 millions de personnes de 18 à 25 ans sont en situation d’illettrisme. C’est-à-dire qu’elles ont des difficultés avec les savoirs de base que sont la lecture, l’écriture et le calcul. « Parmi elles, environ 1,4 million occupent un emploi et c’est un frein à leur évolution professionnelle », estime Hervé Fernandez, directeur de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI). Le sujet reste tabou dans la société, alors même qu’il existe des structures associatives qui proposent aux adultes de réapprendre ces savoirs essentiels.

Être en situation d’illettrisme, qu’est-ce que c’est ?

« Je préfère utiliser le terme « éloigné de l’écrit » pour désigner une personne en situation d’illettrisme, c’est plus doux », explique Caroll Weidich fondatrice et directrice de l’association Mots et merveilles, dans le nord de la France. « Je dis que je manque de compétences, parce que le mot illettré fait peur aux gens. De plus, il y a souvent une confusion avec l’analphabétisme », explique Aline Le Guluche. L’analphabétisme désigne la situation de personnes qui n’ont jamais été scolarisées. L’illettrisme désigne la situation de personnes qui ont été scolarisées en France mais ne maîtrisent pas le langage écrit (lecture, écriture). C’est un terme violent à entendre pour ces personnes parce que, dans l’imaginaire collectif, elles n’ont aucune raison de ne pas savoir lire ou écrire correctement puisqu’elles sont allées à l’école.

Alors qu’est-ce qui explique que l’on sorte du système scolaire sans savoir lire, écrire ou compter correctement ? « Il y a d’abord le décrochage scolaire qui peut intervenir pour des raisons socio-psycho-économiques. Un parent malade, un déménagement, une année scolaire mal vécue avec un enseignant… Cela peut avoir des conséquences sur les apprentissages, explique Clémentine Trinquesse, orthophoniste qui intervient au sein de l’Association de prévention en orthophonie de l’Hérault. L’autre cause qui explique l’illettrisme, ce sont des compétences socles qui ne sont pas bien en place au moment où l’on apprend à lire. Pour entrer dans la lecture, il faut avoir des compétences socles (prérequis cognitifs) : ce sont des mécanismes de raisonnement, de logique, d’attention, d’appréhension de l’espace, des capacités de langage, comme savoir repérer les mots, un bon niveau de vocabulaire pour comprendre une phrase, déchiffrer un mot. Il y a des personnes qui ont des troubles dys qui vont compliquer l’acquisition de ces compétences socles ». L’illettrisme est hétérogène car chaque situation est particulière. Certains ne savent pas du tout lire ou écrire, d’autres arrivent à déchiffrer les phrases mais ont du mal à les comprendre, certains ont des difficultés avec le calcul mais pas avec la lecture ou vice-versa…

La dyslexie de Djena, 17 ans, a été repérée à l’école primaire. « J’ai redoublé mon CP, j’avais des difficultés à lire. J’ai eu une aide à la vie scolaire du CM1 à la 4e. Avec des séances d’orthophonie, j’ai pu régler ce problème au cours de ma scolarité et je lis très bien. J’ai cependant de grosses difficultés avec le calcul qui ont persisté », raconte-t-elle. Aline Le Guluche est dyslexique mais n’a pas été prise en charge. « Au moment où j’ai été scolarisée, à la fin des années 60/début des années 70, on considérait à tort la dyslexie comme un manque d’intelligence, et on nous laissait de côté, se souvient-elle. J’étais forte en calcul, j’aimais beaucoup compter. À la ferme, avec mon père on pesait, on calculait très souvent parce qu’on vendait notre production. Mais pour la lecture et l’écriture, c’était autre chose. J’inversais les lettres des mots ou je remplaçais une lettre par une autre, comme le « p » par le « b » par exemple. J’avais besoin que l’instituteur prenne le temps avec moi. Car on est tous différents et on apprend différemment ».

Dans notre société, il y a une valorisation de la réussite scolaire. Les élèves qui ont du mal à intégrer les savoirs de base passent pour des paresseux qui ne font pas d’efforts pour apprendre. Ils arrivent sur le marché du travail en cachant leurs difficultés.

Travailler sans bien savoir lire ou écrire freine l'évolution professionnelle

« Je ne le disais pas parce que j’avais honte. Et j’avais peur de perdre mon travail, confie Aline Le Guluche qui a été embauchée dans une usine agroalimentaire après avoir fini le collège. Si je devais écrire quelque chose, je trouvais un prétexte et demandais à quelqu’un de bien vouloir le faire ». Dans le livre qu’elle a écrit pour raconter son combat contre l’illettrisme, « J’ai appris à lire à 50 ans » (Editions Prisma), la soixantenaire raconte qu’un jour, obligée d’écrire le mot croissant sur des boîtes, elle fait des fautes d’orthographe. On ne sait pas que c’est elle qui a écrit. Mais plus tard, elle entendra ses collègues se moquer de « l’employé qui ne sait pas écrire ». Être en situation d’illettrisme engendre au quotidien un manque de confiance en soi et une angoisse qui sont terribles à vivre.

L’illettrisme freine l'évolution professionnelle. « Certains hésitent à suivre des formations dans le cadre de la formation continue ou refusent une promotion alors qu’ils en ont les capacités et ne sont pas moins motivés que d’autres. Mais ils sont conscients qu’ils devront remplir des documents, des comptes-rendus, faire des calculs, utiliser le numérique, alors ils ne donnent pas suite », constate Hervé Fernandez. Il est vrai que le numérique a massivement investi le monde du travail, dans tous les secteurs d’activité. « Cela devient de plus en plus compliqué car la porte d’entrée du numérique, c’est l’écrit. Il ne s’agit pas uniquement de faire des mails ou des réunions en visioconférence. Mais d’utiliser un terminal, une tablette, un pistolet scanner pour la gestion des stocks, un smartphone pour organiser des livraisons, avec des logiciels ou applications qui changent régulièrement... », souligne Hervé Fernandez. Pour un salarié en situation d’illettrisme qui a appris par coeur les procédures ou les consignes et mis en place une routine dans son travail, c’est difficile de se confronter au changement. Et ce ne sont pas les seuls bouleversements.

De plus en plus, les emplois peu ou pas qualifiés se structurent avec des certifications professionnelles ou des habilitations qui mettent en position difficile les salariés les plus fragiles face à l’écrit. « Pour devenir agent de sécurité, il faut passer une certification. Autre exemple : on pouvait auparavant devenir cariste dans un entrepôt de logistique avec pour seule habilitation celle de l’entreprise employeuse, mais dorénavant il faut passer le Caces », poursuit le directeur de l’ANLCI.

Passer un diplôme professionnel pour intégrer plus rapidement le monde de l'entreprise, c’est le choix qui s’est imposé à Djena. Elle intègre un CAP service en apprentissage après la 3e. Le temps passé en entreprise se passe très bien, en dehors parfois de quelques difficultés pour calculer le rendu monnaie. « Je finissais toujours par y arriver ! Mais les cours, c’était la catastrophe, je n’arrivais pas à suivre. Un jour, je devais écrire un menu pour préparer une épreuve du CAP. J’ai éprouvé des difficultés au niveau de l’orthographe et aussi de certains mots que je ne comprenais pas parce qu’on ne les voit pas souvent. Dans ces moments-là, je me sentais mal ». Consciente des barrières sur sa route pour obtenir son diplôme, la jeune femme décide, en concertation avec sa mère, d’arrêter son apprentissage.

Illettrisme : réapprendre à lire, à écrire et à compter

La jeune femme se dirige vers la mission locale pour faire le point. « Après plusieurs rendez-vous, le conseiller qui me suivait m’a parlé d’une remise à niveau », dit-elle. C’est vers l’association Eclat (Ecrire Compter Lire Agir pour Tous), spécialisée dans les savoirs de base en Nouvelle-Aquitaine que Djena est orientée. Elle s’y rend avec beaucoup d’appréhension au départ, avec la peur que ce soit « comme à l’école ».

« C’est peut-être moins compliqué pour des adultes qui ont du recul par rapport à leur passé scolaire, alors que des plus jeunes auront un ressenti encore très présent des difficultés qu’ils ont subies à l’école », analyse Hervé Fernandez, directeur de l’Agence nationale contre l’illettrisme. « Il n’est pas impossible de réapprendre à lire et écrire devenu adulte, cela demande beaucoup d’énergie et de temps », évalue l’orthophoniste Clémentine Trinquesse. C’est un pas qu’a franchi Aline Le Guluche à l’âge de 50 ans.

Occupant un poste depuis des années dans le service restauration d’un hôpital, elle a souhaité évoluer dans son travail. Son dos et ses épaules la font souffrir, elle sait qu’elle ne peux pas continuer ainsi. « Je me suis rendue dans le bureau de la DRH en lui déballant tout, mes difficultés et mes besoins, avec la ferme intention d’obtenir un accord pour une formation aux savoirs de base ! Je tremblais, j’avais peur de m’exposer sans savoir comment j’allais être reçue. Mais j’ai réussi à dépasser cette peur », confie-t-elle. À sa grande surprise, sa DRH se montre compréhensive. Aline entre en formation en 2013.

Des associations de formation aux savoirs de base et aux compétences clés se trouvent un peu partout sur le territoire. Elles proposent des formations pour réapprendre à lire, à écrire et à compter. Adaptées et personnalisées en fonction des besoins, elles sont entièrement prises en charge financièrement et proposent des entrées et des sorties tout au long de l’année. Bien souvent, ces sont les acteurs de l’insertion socio-professionnelle, comme les Centres communaux d’action sociale, Pôle Emploi, les missions locales ou les Cap emploi qui adressent des personnes qu’ils accompagnent.
« La différence avec l’école ? Les formateurs remarquent nos difficultés et prennent le temps nécessaire pour nous expliquer de différentes manières s’il le faut. On est une dizaine, ça change d’une classe surchargée », déclare Djena.

« Il y a un échange avec le participant que nous recevons au sujet de son projet professionnel, ses objectifs de formation et de sa motivation à venir en formation. Lors d’un 2e rendez-vous, nous faisons passer un test de positionnement pour identifier les compétences déjà acquises et celles à travailler, précise Marjorie Lecomte, responsable à l’association Eclat. Si on repère à cette occasion un trouble dys ou un problème de prononciation qui n’a pas été pris en charge auparavant, on l’oriente vers un orthophoniste. Mais, nous ne le faisons pas d’entrée de jeu, pour ne pas le décourager ». « Les organismes de formation savent trouver les mots pour restaurer le capital confiance des personnes en situation d’illettrisme », approuve Hervé Fernandez.

La durée et l’intensité des formations varient selon les besoins, en général il faut au moins 6 à 12 mois, à raison de deux fois par semaine au minimum. « Pour un grand débutant, ce ne sera peut-être pas suffisant pour s’insérer dans l’emploi, il faudra continuer », ajoute Marjorie Lecomte. Dans son association, la formation se fait en groupe hétérogène avec des personnes de tous statuts, de tous âges. « Nous partons des textes personnels écrits par les participants pour travailler le vocabulaire, la compréhension, l’orthographe. L’idée c’est de leur transmettre les règles à connaître et de lever les doutes qu’ils peuvent avoir quand ils écrivent ».

Chez Mots et merveilles, on a fait le choix du cours pédagogique en face à face avec un apprenant et un formateur pour travailler les savoirs de base de manière personnalisée. Pour augmenter leur temps de formation, les apprenants sont invités, en parallèle, à participer à un atelier culturel sur une année. L’originalité de cette association est de mélanger, à l’occasion de ces ateliers, des apprenants en situation d’illettrisme, d’analphabétisme et des apprenants français langue étrangère. « Selon le thème choisi, l’atelier est animé par des professionnels comme des membres d’une compagnie de théâtre ou un musicien par exemple, explique Caroll Weidich. Cela leur permet d’enrichir leur vocabulaire et de travailler sans notion d’échec dans un contexte un peu différent. C’est important, quand on apprend à lire et à écrire, d’avoir un lexique conséquent de mots que l’on comprend. L’idée est de donner envie de lire. »

Faire tomber le tabou de l’illettrisme

« Tous les matins, je suis contente de venir car je sais que je progresse, que ça se passe super bien. Je suis la première surprise. Je ne ressens plus de gêne pour lire. J’aime un peu plus travailler le calcul et les maths, mais bon, ça ne sera jamais l’amour fou !, reconnaît Djena. J’ai développé la confiance en moi qui manquait auparavant ». Aline dit avoir « gagné en aisance » avec sa formation. « On travaillait les savoirs de base à partir de supports personnels de notre vie quotidienne. Par exemple, on amenait nos fiches de poste, nos impôts, nos formulaires pour Pôle emploi ou les allocations familiales. C’était aussi de l’écriture et de la lecture ».

« Former les adultes dans les savoirs de base leur permet de développer leur autonomie », explique Marjorie Lecomte. Réconciliée avec l’écrit, Aline Le Guluche, prend plaisir à écrire tous les jours. Elle confie avoir peur de perdre ce qu’elle a appris. « Il faut pratiquer, lire, écrire, pour ne pas que les savoirs s’effritent », encourage Caroll Weidich. « En général, il y a un effet boule de neige. C’est une victoire pour ces personnes, donc elles ont envie de continuer à lire le journal, des livres… », assure Hervé Fernandez.

Djena a des projets plein la tête et travaille dur pour les faire aboutir. Elle compte bien passer son CAP barmaid en candidat libre dès que possible. En attendant, elle projette d’entrer dans la gendarmerie. Aline Le Guluche est devenue ambassadrice contre l’illettrisme des femmes dans le cadre d'un programme mis en place par une marque de cosmétique internationale. Elle travaille actuellement en tant qu’aide à domicile et participe à des conférences sur l’illettrisme. « Je mène ce combat pour ne plus que cette situation arrive à notre époque. C’est très important d’acquérir les compétences de base pour avoir le choix de se mettre à son propre compte ou de travailler pour une entreprise et pouvoir évoluer », défend-elle. Elle estime qu’il faudrait des orthophonistes dans chaque école pour « aider les enseignants qui ne peuvent pas tout faire ».

Après avoir suivi sa formation, Aline a voulu mettre en place des interventions à l’hôpital au sujet de l’illettrisme. À son grand regret, la responsable en charge du bien-être des salariés ne l'a pas soutenue dans ce projet. « Il y a un très gros travail de sensibilisation à produire pour faire tomber les tabous et faire prendre conscience que l’illettrisme existe en entreprise. Mais une fois que la prise de conscience est effective, les entreprises ou les secteurs professionnels sont enclins à y être attentifs et sont aidés par les structures de formation, accorde Hervé Fernandez. Les personnes qui réapprennent dans le cadre professionnel, disent qu’elles l’auraient fait plus tôt si elles avaient su qu’une telle formation leur serait aussi bénéfique pour leur confort au travail et dans leur vie de tous les jours. »

 

Odile Gnanaprégassame © CIDJ
Article mis à jour le 13-11-2020 / créé le 09-11-2020